SUJET D’ÉTUDE
Par F.L. Wallace
Lorsque le naturaliste allemand Ernst Heinrich Haeckel introduisit le terme écologie dans le vocabulaire scientifique, au siècle dernier, il l’appliquait principalement aux adaptations des organismes au milieu ambiant. La nouvelle que voici a un sujet éminemment écologique dans ce sens.
A |
U premier matin de leur installation sur la planète, l’administrateur en chef sortit du vaisseau. Le soleil n’était pas encore levé et l’administrateur Hafner cligna des yeux dans la faible lumière naissante, puis ses yeux s’écarquillèrent et il se précipita à l’intérieur. Trois minutes plus tard, il était de retour, accompagné du biologiste de l’expédition qu’il traînait par le bras.
« La nuit dernière, vous avez affirmé qu’il n’y avait aucun danger, dit l’administrateur. Êtes-vous toujours du même avis ? »
Dano Marin le regarda. « Mais oui. » Sa voix compensait en embarras son manque de conviction. Il eut un petit rire incertain.
« Il n’y a pas de quoi rire. Je vous verrai plus tard. »
Le biologiste resta près du vaisseau pour regarder l’administrateur réveiller la première rangée de colons endormis.
« Mrs. Athyl », dit celui-ci en se penchant sur la première silhouette allongée.
Elle bâilla, se frotta les yeux, roula sur elle-même et se redressa brusquement. La couverture présente le soir précédent avait disparu ; ainsi que les vêtements qu’elle portait en s’endormant. Elle prit la position classique de la femme surprise de se retrouver déshabillée à son insu.
« Ça va, Mrs. Athyl, je ne suis pas voyeur. Mais il vaudrait quand même mieux que vous passiez quelque chose. » Un bon nombre de colons étaient maintenant réveillés. Hafner se tourna vers eux.
« Si vous n’avez aucun vêtement convenable à bord, le commissaire vous en fournira. Des explications vous seront données plus tard. »
Les colons filèrent vers le vaisseau. Ils n’étaient pas d’une pudeur outrée, pudeur qui aurait difficilement pu survivre à un an et demi d’entassement dans un vaisseau spatial, mais se retrouver déshabillés sans savoir par qui ni comment leur causait un certain choc. C’était surtout la surprise qui les déconcertait.
Hafner s’immobilisa en retournant au vaisseau : « Qu’est-ce que vous en dites ? »
Dano Marin haussa les épaules. « Pas grand-chose. La planète m’est aussi étrangère qu’à vous.
— Bien sûr, mais c’est vous le biologiste. » Seul homme de formation scientifique dans un groupe de hardis colons durs à l’ouvrage, Marin allait devoir répondre à pas mal de questions qui n’étaient pas de sa compétence.
« Des insectes nocturnes, probablement », suggéra-t-il. C’était faible, quoiqu’il sût qu’on avait vu autrefois des sauterelles dévaster des champs entiers en quelques heures. Des insectes auraient-ils pu de même faire disparaître des vêtements sans éveiller leur porteur ? « Je vais faire des recherches. Si je trouve quelque chose, je vous le ferai savoir.
— Bien », dit Hafner qui se remit en route.
Dano Marin se dirigea vers le petit bois où les colons avaient passé la nuit. C’était une erreur de les avoir laissés dormir là, mais lorsqu’ils l’avaient demandé, il ne semblait pas y avoir de raison de refuser. Après dix-huit mois d’entassement, il était naturel que tout le monde eût envie d’air frais sous le bruissement des feuillages.
Marin examina le bois, désert maintenant : les colons, hommes et femmes, avaient disparu à l’intérieur du vaisseau, probablement pour s’habiller.
Les arbres n’étaient pas très grands, avec un feuillage vert foncé et de grosses fleurs blanches, étincelantes sous les rayons du soleil qui les faisait paraître plus grandes que nature. On n’était pas sur Terre et les arbres n’étaient pas des magnolias. Mais ils ressemblaient beaucoup à des magnolias et c’est sous ce nom que Marin y pensa ensuite.
Cette histoire de vêtements volatilisés ne manquait pas d’ironie. L’Inspection Biologique ne faisait jamais d’erreur – et là, il y avait indubitablement erreur. La planète avait été classée comme la plus favorable à l’homme jamais découverte : peu d’insectes, pas d’animal dangereux, un climat tempéré. Ils l’avaient appelée Bocage parce que c’était le nom qui lui convenait le mieux. Toutes les terres étaient des prés vastes et plaisants, encadrés de bosquets.
À l’évidence, il y avait sur cette planète des choses qui avaient échappé à l’attention de l’Inspection.
Marin se mit à quatre pattes pour chercher des indices. Si des insectes avaient été en cause, il aurait dû y en avoir quelques-uns de morts, écrasés par les colons dans les mouvements du sommeil. Il n’y avait aucun insecte, mort ou vivant.
Désappointé, il se releva et parcourut lentement le bois. Ce pouvaient être les arbres. Ils émettaient peut-être une vapeur nocturne qui faisait fondre le tissu des vêtements. Un peu tiré par les cheveux, mais pas impossible. Il écrasa une feuille et la frotta contre sa manche. Une odeur pénétrante mais rien d’autre. Ce qui ne prouvait rien, bien sûr.
Il regarda le soleil bleu à travers les feuillages. C’était une étoile plus grosse que le Soleil mais elle était aussi plus lointaine. Sur Bocage, l’effet était équivalent à celui perçu sur la Terre.
Il faillit ne pas remarquer les yeux brillants qui le regardaient au-dessous d’un buisson. Faillit : le domaine du biologiste commence aux frontières de l’atmosphère mais inclut les buissons et les animaux qui vivent sous leur couvert.
Il bondit pour l’attraper. La bête s’enfuit en couinant. Elle s’élança sur l’herbe au sortir des arbres. S’écroula en un petit paquet glapissant de terreur lorsqu’il se pencha pour la ramasser. Marin lui parla gentiment et sa terreur s’apaisa.
La bête se mit à grignoter sa veste d’un air satisfait tandis qu’il la rapportait au vaisseau.
L’administrateur en chef Hafner contemplait d’un air sombre l’occupant de la cage. C’était un animal sans caractéristiques remarquables, qui ressemblait à un petit rongeur, avec une fourrure rare et grossière, dépourvue d’attrait ; rien qui puisse trouver une place sur le marché.
« Pouvons-nous l’exterminer ? demanda Hafner. Localement, au moins.
— Difficilement. C’est une base écologique. »
Le visage du responsable ne marqua aucune compréhension. Dano Marin fournit l’explication. « Vous savez comment fonctionne l’Inspection Biologique. Dès qu’une planète convenable a été découverte, ils envoient un vaisseau équipé pour l’analyse. Le vaisseau fait un survol de la planète et ses instruments enregistrent les influx nerveux émis par les animaux de cette planète. Les instruments peuvent distinguer les ondes qui caractérisent tout ce qui a un cerveau, insectes compris.
« En bref, ils ont alors une idée assez précise de tous les animaux de la planète et de leur importance relative. Bien entendu, ils prélèvent aussi quelques spécimens. C’est indispensable pour faire le rapport entre les schémas enregistrés et les animaux auxquels ils appartiennent, sans quoi les enregistrements ne seraient que des gribouillis sur microfilms sans signification.
« L’inspection a établi que cet animal appartient à l’une des quatre espèces de mammifères de la planète. C’est aussi l’espèce la plus nombreuse. »
Hafner eut un grognement. « Ce qui veut dire que si nous les exterminons ici, il en viendra des millions d’autres d’ailleurs.
— C’est à peu près ça. Ils sont probablement des millions rien que sur la péninsule. Bien sûr, en établissant une barrière sur l’isthme qui la relie au continent, vous pourriez peut-être les exterminer localement. »
L’administrateur eut un froncement de sourcils. Une barrière était envisageable mais demanderait plus de travail que la colonie n’en pourrait fournir.
« Et qu’est-ce qu’ils mangent ? demanda-t-il agressivement.
— Un peu de tout, semble-t-il. Des insectes, des baies, des noix, des graines, la partie charnue des feuilles. » Dano Marin eut un sourire. « Je crois qu’on peut dire que c’est un omnivore – et maintenant que nos vêtements leur tombent sous la dent, ils ne se privent pas de les manger. »
Hafner ne souriait pas. « Je croyais nos vêtements garantis contre la vermine. »
Marin eut un haussement d’épaule. « Sur vingt-sept planètes, oui. Sur la vingt-huitième, nous tombons sur une bestiole qui a des sucs digestifs plus puissants, c’est tout. »
— Est-il probable, Hafner se rembrunit encore, qu’ils s’attaquent à nos récoltes ?
— À première vue, je dirais non. Mais j’aurais dit la même chose pour nos vêtements. »
Hafner prit une décision. « Bon, vous allez vous occuper des récoltes. Trouvez un moyen de tenir ces bêtes à l’écart des champs. En attendant, tout le monde dormira dans le vaisseau, jusqu’à ce qu’on construise des dortoirs. »
Des abris individuels auraient été plus appropriés à ce stade de la colonie, se dit Marin. Mais ce n’était pas à lui de décider. L’administrateur était un homme pour qui un plan de colonisation était une chose où on devait brûler les étapes.
« L’omnivore… », commença Marin.
Hafner eut un signe de tête impatient. « Mettez-vous au travail », dit-il, et il s’éloigna.
Le biologiste soupira. Cet omnivore était vraiment une drôle de petite créature, mais ce n’était aucunement le phénomène le plus important de Bocage. Par exemple, pourquoi y avait-il si peu d’espèces animales sur les terres de la planète ? Pas de reptiles, beaucoup d’oiseaux et seulement quatre espèces de mammifères.
Toutes les planètes de ce type étaient un grouillement de vie animale. Sur Bocage, en dépit de conditions apparemment favorables, la vie ne s’était pas développée. Pourquoi ?
C’est parce que ce problème lui avait paru intéressant qu’il avait demandé cette mission aux Services de Biologie. Et voilà que maintenant, on lui demandait de jouer les dératiseurs.
Il se pencha sur la cage et en sortit l’omnivore. Il n’était pas surprenant qu’il y ait des mammifères sur Bocage. À cause des lois du développement parallèle. En présence d’un environnement à peu près semblable, l’évolution produit toujours le même genre d’animal.
Des animaux comme cet omnivore avaient parcouru les forêts du Carbonifère terrien, mammifères primitifs dont étaient issus tous les autres. Sur Bocage, cette évolution n’avait pas eu lieu. Qu’est-ce qui avait empêché la nature d’accomplir son potentiel d’évolution ? C’était ça la vraie question, et non l’extermination des omnivores.
Marin enfonça une seringue sous la peau de l’omnivore. Celui-ci glapit puis se calma. Marin préleva du sang et remit l’animal dans sa cage. On peut en apprendre beaucoup sur un animal en essayant de le tuer.
Le quartier-maître criait, alors que son ton de voix habituel était parfaitement audible.
« Comment savez-vous qu’il s’agit de souris ? demanda le biologiste.
— Regardez », dit avec colère le quartier-maître.
Marin regarda les preuves : c’étaient bien des souris.
Avant qu’il n’ouvre la bouche, le quartier-maître dit furieusement : « Ne me dites pas que ce sont seulement des créatures qui ressemblent à des souris. Je le sais bien. Ce qui m’intéresse, c’est comment s’en débarrasser ?
— Avez-vous essayé le poison ?
— Vous me dites quel poison employer et j’y vais. »
Ce n’était pas une question facile. Comment empoisonner un animal qu’on n’a jamais vu et dont on ne sait rien ? Et selon l’Inspection Biologique, un tel animal n’existait pas.
C’était une situation d’une gravité inattendue. La colonie devait assurer sa subsistance sur le pays et elle y parviendrait sans doute. Mais un deuxième groupe de colons était attendu dans trois ans et la colonie devait assurer un surplus de nourriture pour ses nouveaux membres. S’ils ne réussissaient pas à conserver la nourriture qu’ils allaient produire mieux que sous forme de concentrés, les rations deviendraient maigres.
Marin passa l’entrepôt au peigne fin. C’était une construction du modèle colonial classique. Peu esthétique, mais solide. Un sol de terre fusionnée, des murs renforcés de plus de trente centimètres d’épaisseur et un plafond du même matériau. L’ensemble était lié par un ciment moléculaire qui le rendait pratiquement imperméable à l’air. Il y avait deux portes et pas de fenêtres. Certainement de quoi être à l’abri des rongeurs.
Un examen plus poussé révéla la faille inattendue. Le plancher était dur comme du verre, aucun animal n’aurait pu le ronger, mais comme le verre, il était cassant. Les hommes qui avaient construit l’entrepôt avaient eu visiblement tellement hâte de rentrer sur Terre qu’ils n’avaient pas été aussi soigneux qu’ils auraient dû l’être car, ici et là, le plancher s’amenuisait. Et sous la masse des marchandises posées dessus, il s’était craquelé en certains endroits.
Voilà comment un animal fouisseur avait pu trouver un passage.
À moins de construire un autre entrepôt, il était trop tard pour y remédier. Les animaux rongeurs étaient à l’intérieur et devaient être combattus là où ils étaient.
Le biologiste se redressa. « Prenez-en quelques-uns vivants et je vais voir ce que je peux faire. »
Le matin suivant, une douzaine de spécimens vivants étaient apportés au labo. Ils ressemblaient vraiment à des souris.
Leurs réactions étaient surprenantes. Il n’y en avait pas deux d’affectés par le même poison. Un mélange qui en expédiait un en quelques minutes laissait l’autre sain et actif et le poison qui avait été mis au point pour les omnivores n’avait aucun effet.
Dans l’entrepôt, les déprédations se poursuivaient. Souris noires, souris blanches, des brunes et des grises, à longue queue et à oreilles courtes ou inversement, elles continuaient à manger les concentrés et à gâter ce qu’elles ne mangeaient pas.
Marin en discuta avec l’administrateur, exposant ce qu’il savait du sujet et donnant ses idées pour combattre le fléau.
« Mais nous ne pouvons pas construire d’autre entrepôt, argua Hafner. Pas avant l’installation du générateur atomique, tout du moins. Et nous aurons d’autres usages pour cette énergie. » L’administrateur se prit la tête entre les mains. « Non, je préfère l’autre solution. Construisez-en un et voyons ce que ça donne.
— Trois me paraîtraient plus indiqués, dit le biologiste.
— Un seul, insista Hafner. Nous ne pouvons pas y consacrer trop de matériel avant d’être sûrs que ça marche. »
Là, il avait sans doute raison. Ils avaient du matériel, autant que trois vaisseaux pouvaient en contenir. Mais plus ils demandaient plus on s’attendait à ce que la colonie fournisse en retour. Le résultat était que le matériel n’était jamais suffisant.
Marin porta son bon à l’ingénieur. En chemin, il révisa ses instructions. S’il ne pouvait pas en obtenir le nombre qu’il voulait, autant avoir le meilleur possible.
La machine fut prête en deux jours.
Elle fut apportée dans l’entrepôt, enfermée dans une petite caisse. On ouvrit la caisse et la machine bondit, sur le qui-vive.
« Un chat ! » s’exclama joyeusement le quartier-maître. Il allongea la main pour caresser la fourrure noire du robot.
« Si vous avez touché quoi que ce soit qui ait pu être en contact avec une souris, retirez votre main, l’avertit le biologiste. Il réagit autant aux odeurs qu’aux sons et à la vue. »
Le quartier-maître retira vivement sa main. Le robot disparut silencieusement dans le labyrinthe des caisses empilées.
Une semaine plus tard, il y avait encore des souris dans l’entrepôt, mais elles ne présentaient plus aucun danger.
L’administrateur convoqua Marin dans son bureau, un petit bâtiment robuste placé au centre du campement. La colonie grandissait et prenait un aspect d’établissement permanent. Hafner se rassit et regarda les constructions florissantes avec satisfaction.
« Du beau boulot, cette histoire de souris », commença-t-il.
Le biologiste inclina la tête. « Pas mal, sauf qu’il n’aurait pas dû y avoir de souris ici. L’Inspection Biologique…
— Laissez tomber, dit l’administrateur. Tout le monde peut se tromper, même l’I.B. » Il se carra dans sa chaise et regarda le biologiste d’un air grave. « J’ai un travail à faire. Et je suis à court d’hommes. Si vous n’y voyez pas d’inconvénients… »
L’administrateur était toujours à court de main-d’œuvre, et le serait jusqu’à ce que la planète soit surpeuplée, et il essayait toujours de trouver quelqu’un pour faire le travail que ses hommes auraient dû faire. Dano Marin n’était pas directement sous les ordres d’Hafner : il était chargé de mission des Services de Biologie. Mais coopérer avec le patron n’est jamais une mauvaise idée. Marin soupira.
« Ce n’est pas aussi moche que ce que vous vous imaginez », dit Hafner, interprétant correctement le soupir. Il sourit : « Nous avons assemblé l’excavatrice. Je voudrais que vous la conduisiez. »
Comme ce travail était en relation directe avec ses recherches, Dano Marin ne cacha pas son soulagement.
« Sauf la nourriture, nous devons importer presque tout ce qui nous est nécessaire, expliqua Hafner. C’est un gros effort et nous devons tirer parti de tout ce que peut offrir la planète. Nous avons besoin de pétrole. Beaucoup de rouages vont devoir tourner et tous auront besoin de pétrole. Avec le temps, nous monterons une usine de synthèse, mais si vous pouviez nous trouver un gisement productif dans l’immédiat, nous en aurions l’usage.
— Vous supposez donc que la géologie de Bocage est semblable à celle de la Terre ? »
Hafner eut un geste insouciant de la main. « Pourquoi pas ? C’est une jumelle de la Terre, en mieux. »
Pourquoi pas ? Parce qu’on ne peut pas toujours se baser sur la surface, pensa Marin. En apparence, on aurait dit la Terre, mais était-ce bien vrai ? Il y avait là une bonne occasion de découvrir l’histoire de la planète.
Hafner se releva. « Dès que vous serez prêt, un technicien vous expliquera le fonctionnement de l’excavatrice. Prévenez-moi avant de partir. »
En réalité, l’excavatrice n’était pas vraiment une excavatrice. Elle ne remuait pas un gramme de terre ou de roche, elle n’y touchait même pas. C’était un moyen de regarder ce qu’il y avait sous la surface à toutes les profondeurs utiles. C’était une énorme autochenille, de taille suffisante pour qu’un homme puisse y rester une semaine sans trop d’inconfort.
Elle comportait un générateur d’ultrasons démesuré et un appareil qui permettait de diriger le faisceau vers l’extérieur, sous la surface, pour la partie émission. La réception se composait de grosses lentilles soniques qui recevaient les ondes sonores réfléchies par la profondeur choisie et les transformaient en impulsions électriques qui devenaient elles-mêmes des images sur un écran.
À quinze kilomètres de profondeur, l’image était floue mais quand même assez nette pour qu’on identifie les composantes essentielles de la couche. À trois kilomètres, c’était meilleur. L’excavatrice pouvait recevoir l’onde sonore d’une vieille pièce enterrée et en tirait une image assez nette pour qu’on puisse en déchiffrer la date.
C’était au géologue ce que le microscope est au biologiste. Biologiste lui-même, Marin appréciait l’analogie.
Il commença par la pointe de la péninsule et se dirigea vers l’isthme en décrivant des zigzags. Il couvrit méthodiquement son terrain, passant les nuits dans l’excavatrice. Au matin du troisième jour, il avait découvert des traces de pétrole et, dans l’après-midi, il avait localisé le gisement principal.
Il aurait probablement dû retourner immédiatement à la base, mais maintenant qu’il avait trouvé le pétrole, il approfondit ses recherches. Commençant par la surface, il laissa défiler l’image tout du long de plus en plus profond.
C’était l’inverse de ce qu’il aurait dû normalement trouver. Dans les premiers mètres, il y avait abondance de fossiles, appartenant essentiellement aux quatre espèces de mammifères. La créature du genre écureuil et l’herbivore de taille plus importante étaient les deux habitants de la zone forestière ; dans les prairies, il y avait deux autres animaux dont la taille se situait entre l’écureuil et l’herbivore.
Après les premiers mètres, qui correspondaient approximativement à vingt mille ans, il ne trouva pratiquement plus de fossiles. Les fossiles ne réapparurent pas avant une époque qu’il put situer comme l’équivalent du Carbonifère Supérieur sur Terre. À partir de cette profondeur, l’histoire de Bocage était très semblable à celle de la Terre.
Surpris, il fit une douzaine de vérifications dans des endroits régulièrement répartis et obtint toujours les mêmes résultats : fossiles pendant les premiers vingt mille ans, puis rien pendant environ une centaine de millions d’années. Au-delà, il devenait aisé de reprendre le fil de l’histoire géologique de la planète.
Au cours de cette période d’environ cent millions d’années il s’était passé quelque chose d’unique sur Bocage. Mais quoi ?
Le cinquième jour, ses recherches furent interrompues par un appel radio.
« Marin.
— Oui ? » Il brancha l’émetteur.
« Dans combien de temps pouvez-vous être de retour ? »
Il consulta les cartes photographiques. « Trois heures. Deux en me dépêchant.
— Mettez-en deux. Peu importe le pétrole.
— J’en ai trouvé. Mais que se passe-t-il ?
— Vous verrez par vous-même. Nous en parlerons quand vous serez là. »
À contrecœur, Marin fit remonter ses instruments. Il tourna le volant et sans trop d’égards pour le terrain, laissa rugir à fond le moteur. Les chenilles faisaient voler des mottes de terre haut dans les airs, des animaux éperdus s’enfuyaient sous ses roues ; s’il devait traverser un bois assez petit, il prenait la peine de le contourner ; sinon, il fonçait droit devant et laissait des allumettes derrière lui.
Il freina longuement la lourde machine en arrivant au campement. C’était autour de l’entrepôt que se concentrait l’activité. Une noria de camions en sortait les caisses pour les déposer plus loin sur un terrain dégagé. Il trouva Hafner dans un coin de l’entrepôt, en conversation avec l’ingénieur.
Hafner se retourna en l’entendant venir. « Marin, vos souris ont grandi. »
Marin baissa les yeux. Le chat-robot gisait par terre. Il se pencha pour l’examiner. Le squelette d’acier n’était pas brisé, mais fortement plié ; l’épaisse peau plastique avait été arrachée et, à l’intérieur, les délicats mécanismes étaient réduits en une bouillie non identifiable.
Il y avait des rats autour du chat, vingt ou trente, de très gros rats. Le chat avait combattu : les animaux morts étaient décapités ou démembrés, incroyablement déchiquetés. Mais le robot avait été vaincu par le nombre.
D’après l’Inspection Biologique, il n’y avait pas de rats sur Bocage. Ni d’ailleurs de souris. Quelle était la cause de leur erreur ?
Le biologiste se redressa. « Qu’est-ce que vous allez faire ?
— Construire un autre entrepôt, avec un sol de soixante centimètres d’épaisseur, des murs monolithiques et y transporter tout ce qui est périssable. »
Marin inclina la tête. Ça devrait aller. Il faudrait du temps, bien sûr, et de l’énergie, tout ce que pourrait fournir le générateur atomique fraîchement monté. Toutes les autres constructions allaient devoir être interrompues. Pas étonnant qu’Hafner eût l’air si contrarié.
« Pourquoi ne pas refaire d’autres chats ? » suggéra Marin.
L’administrateur eut un mauvais sourire. « Vous n’étiez pas là à l’ouverture des portes. L’entrepôt grouillait de rats. Combien de robots nous faudrait-il – cinq ou quinze ? Je n’en sais rien. De toute façon, l’ingénieur dit que nous n’avons pas assez de composants pour construire plus de trois chats. Les restes de celui-ci ne peuvent pas être récupérés. »
Pas besoin d’un ingénieur pour voir ça, se dit Marin.
Hafner poursuivit : « Si nous avons besoin d’autres composants, il faudra les prendre à l’ordinateur du vaisseau. Je me refuse à autoriser ça. »
Naturellement. Le vaisseau était le seul lien de la colonie avec la Terre, jusqu’à l’arrivée des colons de l’expédition suivante. Aucun administrateur de colonie dans son bon sens ne laisserait désarmer son vaisseau.
Mais pourquoi Hafner l’avait-il fait revenir ? Simplement pour le tenir au courant de la situation ?
Hafner parut deviner ses pensées. « Pendant la nuit, nous éclairerons les provisions avec des projecteurs. Nous posterons des gardes armés jusqu’à ce que nous puissions installer la nourriture dans le nouvel entrepôt. Ce qui va prendre une dizaine de jours. Pendant ce temps, nos cultures accélérées vont mûrir. Je suppose que les rats vont s’y attaquer. Comme il faut protéger nos futures réserves de nourriture, vous allez activer vos animaux. »
Le biologiste sursauta. « Mais c’est contraire au règlement de lâcher un animal sur une planète avant d’avoir fait une enquête approfondie sur les effets négatifs possibles.
— Ça prendrait dix ou vingt ans. C’est un cas d’urgence. J’en prends la responsabilité – par écrit, si ça vous fait plaisir. »
Le biologiste devait s’incliner. Une seconde Australie infestée de lapins ou une planète envahie par les escargots pouvait en être le résultat, mais il ne pouvait rien y faire.
« Je ne pense pas qu’ils puissent servir à grand-chose contre des rats de cette taille, protesta-t-il.
— Vous avez des hormones. Servez-vous-en. » L’administrateur se détourna et reprit sa discussion avec l’ingénieur.
Marin fit ramasser les cadavres de rats et les mit au congélateur pour les étudier plus tard.
Il se retira ensuite dans son laboratoire pour mettre au point un traitement pour les animaux domestiques que les colons avaient amenés avec eux. Il leur fit les premières injections et les maintint sous surveillance attentive jusqu’à ce qu’il soit certain qu’ils aient franchi le cap du choc initial de la croissance. Dès qu’il vit qu’ils allaient tenir, il les fit se multiplier.
Il passa ensuite aux rats. Ce qui frappait, c’était l’incroyable variété des tailles. Intérieurement, c’était la même chose. Ils avaient les organes habituels, mais les proportions respectives variaient considérablement, plus qu’il n’est courant. Les dents n’étaient pas plus uniformes. Certains avaient d’énormes crocs dans des mâchoires délicates, d’autres des dents minuscules dans une structure osseuse massive. C’était l’espèce la plus hétéroclite que le biologiste eût jamais étudiée.
Il examina leurs tissus au microscope et tabula ses résultats. Là, la différence entre les individus était moins marquée, mais encore assez forte pour être surprenante. Les cellules reproductrices étaient tout particulièrement intrigantes.
Plus tard dans la journée, il sentit plutôt qu’il entendit les vibrations silencieuses des machines de construction. Il regarda dehors et vit un nuage de fumée s’élever dans le ciel. Dès que la végétation fut consumée, la fumée cessa et des vagues de chaleur dansèrent dans le ciel.
Ils bâtissaient sur une colline. Les petites créatures rampantes qui se glissaient dans les fourrés attaquaient leur point le plus faible : les réserves alimentaires. Il n’y avait plus ni un buisson, ni un brin d’herbe lorsque les colons eurent terminé.
Les terriers. Dans le passé, les chiens de chasse des ères agricoles. Leur petite taille était compensée par leur férocité envers les rongeurs. Ils avaient originellement gagné leur pitance dans les greniers et les champs et, pour un temps plus bref, c’était ce qu’ils refaisaient sur les mondes coloniaux où les mêmes conditions se répétaient.
Les chiens que les colons avaient importés étaient des terriers. Ils étaient toujours aussi vifs, montraient la même hostilité envers les rongeurs, mais ce n’étaient plus des petits chiens. Ça n’avait pas été facile, mais Marin avait réussi et les chiens n’avaient rien perdu de leurs réflexes ou de leur habileté en devenant grands comme des dalmatiens.
Les rats se dirigeaient vers les champs de plantes hâtives. Ces récoltes forcées étaient conçues pour les mondes coloniaux. Elles pouvaient être plantées, grandissaient et arrivaient à maturité en l’espace de quelques semaines. Après de telles plantations, la fertilité du sol était détruite, mais cela n’avait aucune importance dans les premières années d’une planète coloniale alors que les terres étaient abondantes.
La marée des rats se répandit dans les champs et les chiens furent lâchés sur les rats. Ils s’élancèrent à l’attaque dans les champs. Un bond, un claquement de mâchoires, un mouvement de tête et le rat était jeté à terre, le cou brisé. Les chiens passaient au suivant.
Jusqu’à la tombée de la nuit, les chiens patrouillèrent et massacrèrent. La nuit les vit revenir épuisés, couverts d’un sang qui n’était que rarement le leur. Marin leur injecta des antibiotiques, pansa leurs blessures, les nourrit par perfusion et leur fit une piqûre somnifère. Au matin, il se réveilla avec eux et une injection stimulante les renvoya pétulants à la bataille.
Il fallut aux rats deux jours pour comprendre qu’ils ne pouvaient pas se nourrir en plein jour. Moins nombreux, ils attaquèrent la nuit. Ils grimpaient sur les vignes et mordillaient les fruits. Ils rongeaient les graines qui germaient, et ravageaient les légumes.
Le lendemain, les colons installèrent des projecteurs. Les chiens étaient là, décourageant les quelques rats assez stupides pour se risquer en plein jour.
Une heure avant le coucher du soleil, Marin fit revenir les chiens et leur injecta un somnifère. Il les réveilla à la nuit tombée et les envoya dans les champs, encore mal réveillés. L’odeur des rats leur rendit leur vigueur, ils étaient aussi vaillants que d’habitude, sinon aussi rapides.
Les rats sortirent des fourrés, non pas isolément ou par petits paquets comme d’habitude : cette fois-ci, ils vinrent en bandes compactes. Couinant dans le bruit soyeux de l’herbe qui se couchait sous leur masse, ils avancèrent vers les champs. Il faisait noir et, bien qu’il ne les vît pas, Marin les entendait. Il donna l’ordre d’allumer les projecteurs au-dessus des champs.
Les rats s’immobilisèrent sous la brillance soudaine et se mirent à tourner en rond d’un air incertain. Les chiens frissonnèrent et gémirent. Marin les retint encore. Les rats reprirent leur progression et Marin lâcha les chiens.
Ils chargèrent mais n’osèrent s’attaquer au cœur de la masse. Ils s’attaquèrent aux isolés, forçant les rats à resserrer leur formation. Les rats devinrent alors virtuellement invincibles.
S’ils avaient eu l’équipement nécessaire, les colons auraient pu mettre le feu au groupe des rats, mais ils ne l’avaient pas et ne l’auraient pas avant des années. Même s’ils l’avaient eu, les flammes auraient endommagé les récoltes qu’ils devaient absolument sauver. C’était aux chiens d’agir.
L’armée des rats atteignit la lisière des champs et se fractionna. Ils étaient capables de rester unis pour faire front contre l’ennemi commun mais, en présence de nourriture, ils oubliaient leur unité et s’éparpillaient : la faim les divisait. Les chiens bondirent joyeusement. Ils traquèrent les rongeurs affamés, un par un, les tuant tandis qu’ils se nourrissaient.
À l’aube, la guerre des rats était finie.
Marin s’assit dans son laboratoire pour tenter d’analyser la situation. La colonie allait de crise en crise, chacune concernant la nourriture. En elle-même, chaque situation critique était mineure, mais leur ensemble pouvait conduire à l’échec de la colonie. De quelque façon que le problème fût tourné, ils n’avaient pas l’équipement voulu pour coloniser Bocage.
Il semblait que ce fût la faute de l’Inspection Biologique : elle n’avait pas consigné la présence de la vermine qui menaçait leurs réserves de nourriture. Quoi qu’en dise l’administrateur, l’I.B. connaissait son travail. Si elle avait dit qu’il n’y avait ni souris, ni rat, sur Bocage, c’est qu’il n’y en avait pas – au moment de l’inspection.
La question se posait : quand étaient-ils venus et comment ?
Marin s’assit face au mur, tournant des hypothèses dans son esprit, les rejetant lorsqu’elles lui paraissaient dépourvues de sens.
Son regard glissa du mur aux cages des omnivores, les créatures de la taille d’un écureuil qui peuplaient les forêts. Animal le plus commun de Bocage, il était un spectacle banal pour les colons.
Et pourtant, c’était un animal remarquable, bien plus qu’il ne l’avait pensé. Sans beauté, d’apparence insignifiante, c’était peut-être l’animal le plus important jamais rencontré par l’homme sur les nombreux mondes qu’il avait colonisés. Plus Marin le regardait, plus il en était convaincu.
Il resta silencieux, observant la créature, sans oser bouger. Il resta assis jusqu’au coucher du soleil et l’omnivore reprit son activité normale.
Normale ? Ce mot n’avait aucun sens sur Bocage.
L’observation de l’omnivore lui fournit une des réponses. Il lui en fallait une autre ; il se dit qu’il pensait la connaître, mais qu’il lui fallait plus de données, des observations supplémentaires.
Il installa ses appareils aux bords du campement. C’était là, et non ailleurs, que se trouvaient les renseignements qu’il désirait.
Il passa du temps dans l’excavatrice, vérifiant ses premières observations. L’ensemble finit par former un tableau cohérent.
Une fois certain de ses faits, il alla voir Hafner.
L’administrateur était affable, d’une humeur qui reflétait l’aisance avec laquelle les objectifs de la colonie étaient atteints.
« Asseyez-vous, dit-il calmement. Cigarette ? »
Le biologiste s’assit et prit une cigarette.
« Je pensais que vous aimeriez savoir d’où proviennent les souris », commença-t-il.
Hafner sourit. « Elles ne nous causent plus d’ennuis.
— J’ai aussi déterminé l’origine des rats.
Nous avons la situation bien en main. Tout va bien. »
Pas du tout, pensa Marin. Il se creusa la cervelle pour trouver un meilleur début.
« Bocage a un climat et une topographie de type terrestre, déclara-t-il. Et cela depuis les vingt mille dernières années. À une centaine de millions d’années avant, elle n’était guère différente de la Terre à la même période. »
Il vit une expression, d’intérêt courtois se peindre sur le visage de son interlocuteur tandis qu’il lui expliquait ces évidences. C’étaient des évidences, jusqu’à un certain point. Mais les conclusions l’étaient moins.
« Entre une centaine de millions d’années et les vingt mille dernières années, il s’est passé quelque chose d’inhabituel sur Bocage, continua Marin. Je n’en connais pas la cause ; elle appartient probablement à l’histoire cosmique et il se peut que nous ne la connaissions jamais. De toute façon, quelle que soit cette cause, fluctuation du soleil, équilibre instable des forces de la planète, ou peut-être rencontre d’un nuage de poussières interstellaires de densité variable – le climat de Bocage a changé.
« Il a changé avec une violence inconcevable et a continué à changer. Il y a plus ou moins une centaine de millions d’années, il y avait sur Bocage des forêts carbonifères. Peuplées de reptiles géants ressemblant aux dinosaures terriens et de petits mammifères. Le premier grand changement balaya les dinosaures comme sur la Terre. Les premiers ancêtres encore plus primitifs de l’omnivore ne disparurent pas parce qu’ils pouvaient s’adapter à des conditions fluctuantes.
« Et laissez-moi vous donner une idée de la façon dont ces conditions changeaient. Pendant quelques années, c’était le désert dans une région donnée, puis c’était une jungle tropicale ; plus tard encore, un glacier s’y formait. Et le cycle allait se répéter avec des variations colossales. Tout cela pouvait arriver et arriver encore – au cours de la vie d’un seul omnivore. Pendant à peu près une centaine de millions d’années, ce fut la norme de l’existence sur Bocage. Une telle condition n’était naturellement pas favorable à la préservation des fossiles. »
Hafner vit où il voulait en venir et commença à s’inquiéter : « Vous voulez dire que ces fluctuations climatiques se sont arrêtées tout d’un coup, il y a vingt mille ans ? Se pourrait-il qu’elles reprennent ?
— Je ne sais pas, avoua la biologiste. Mais nous pourrions probablement le savoir, si ça vous intéresse. »
L’administrateur approuva sombrement. « Et comment, que ça nous intéresse ! »
Peut-être bien, se dit le biologiste. Il continua.
« Ce qui importe c’est que la survie devint difficile. Les oiseaux pouvaient voler vers des climats plus favorables et c’est ce qu’ils firent. Un bon nombre d’entre eux ont survécu. Une seule espèce de mammifères a réussi à tenir le coup.
— Vous faites erreur, observa Hafner. Il y a quatre espèces, depuis la taille écureuil jusqu’à la taille bison.
— Une seule espèce, répéta fermement Marin. Ce sont les mêmes. Si la quantité de nourriture mise à la disposition du plus gros animal augmente, les prétendues petites espèces accroissent leur nombre. Et inversement, si la nourriture se fait rare dans une catégorie, la génération suivante – qui peut apparemment apparaître presque instantanément – passe à des formes qui ont des quantités adéquates de nourriture à leur disposition.
— Les souris », souffla Hafner.
Marin finit sa pensée pour lui. « Les souris n’étaient pas là lorsque nous sommes arrivés. Elles sont nées de l’omnivore à taille d’écureuil. »
Hafner acquiesça. « Et les rats ?
— Ils sont nés de la taille suivante. Après tout, nous sommes un environnement pour eux, peut-être le plus rude qu’ils aient jamais affronté. »
Hafner était un homme pratique, formé pour être l’administrateur d’une colonie. La conceptualisation n’était pas son fort.
« Des mutations, alors ? Mais je croyais… »
Le biologiste eut un sourire – un sourire mince et crispé. « Sur Terre, ce serait une mutation. Ici, c’est le processus normal d’adaptation évolutive. » Il hocha la tête. « Je ne vous l’ai jamais dit, mais les omnivores, avec leur apparence superficielle d’animal terrestre, n’ont en fait ni gènes, ni chromosomes. Il est bien évident qu’ils ont une hérédité, mais j’ignore tout de son fonctionnement. Quel qu’il soit, il répond aux conditions environnantes bien plus rapidement que tout ce dont nous avions connaissance précédemment. »
Hafner dit doucement, comme pour lui-même. « Alors, nous ne serons jamais débarrassés des parasites. » Il serra et desserra nerveusement les poings. « À moins, évidemment, que nous n’exterminions toute la vie animale de la planète.
— Un nuage radioactif, suggéra le biologiste. Ils ont survécu à pire. »
L’administrateur considéra l’alternative. « Nous devrions peut-être abandonner la planète à ses animaux.
— Trop tard, dit le biologiste. Ils iront sur Terre et sur toutes les planètes que nous avons colonisées. »
Hafner le regarda. Une même image se forma dans son cerveau et dans celui de Marin. On avait envoyé trois vaisseaux pour la colonisation de Bocage. Il en était resté un avec les colons, assurance de survie en cas d’imprévu. Deux étaient retournés sur Terre pour dire que tout allait bien et que du matériel supplémentaire était nécessaire. Ils avaient également pris des spécimens sur la planète.
Les cages où étaient enfermées les bêtes étaient sûres. Mais une espèce plus petite n’aurait aucun mal à en sortir et c’était certainement déjà fait : passagers clandestins dans les soutes du vaisseau.
Ils n’avaient aucun moyen d’intercepter ces vaisseaux. Et une fois qu’ils auraient atteint la Terre, les biologistes allaient-ils s’alarmer ? Pas avant un long délai. Il y aurait d’abord une nouvelle espèce de rat, mutation, penserait-on. Faute d’informations précises, rien ne permettrait de la relier aux spécimens rapportés de Bocage.
« Nous devons rester ici, dit le biologiste. Il nous faut les étudier et c’est ici que nous sommes le mieux placés pour le faire. »
Il pensa à l’immensité et à la complexité des bâtiments terrestres. Ils représentaient trop de choses pour qu’on puisse les vider dans le but de les garantir contre la vermine. On ne pouvait évacuer des milliards d’habitants de la planète pendant la durée des opérations.
Ils devaient rester sur Bocage, non comme une colonie, mais comme un gigantesque laboratoire. Ils avaient gagné une planète et en avaient perdu dix, peut-être même plus, lorsque les propriétés destructrices de l’omnivore auraient atteint leur plénitude.
Une toux rauque d’animal interrompit les pensées du biologiste. Hafner releva la tête et regarda par la fenêtre. Les mâchoires serrées, il arracha un fusil du râtelier et courut dehors. Marin s’élança sur ses pas.
L’administrateur se dirigeait vers le champ où mûrissait la seconde récolte hâtive. Au sommet du monticule, il mit un genou en terre, régla l’arme au maximum, visa et tira. Trop haut : il manqua l’animal qui était dans le champ. Une bande de brun carbonisé se découpa sur le vert de la végétation.
Il visa plus soigneusement et fit de nouveau feu. La charge s’arracha en miaulant de la gueule de l’arme. L’animal fut touché à l’épaule : il eut un sursaut et retomba net, brûlé à mort.
Ils examinèrent la carcasse : raies mises à part, c’était une bonne imitation de tigre. L’administrateur le tripota du bout du pied.
« Nous chassons les rats des entrepôts et ils vont dans les champs, murmura-t-il. Nous les chassons des champs avec des chiens et ils se transforment en tigres.
— C’est mieux que les rats, dit Marin. On peut tirer sur les tigres. » Il se pencha sur le chien déchiqueté près duquel ils avaient surpris le gros félin.
Le second chien sortit en gémissant du bout du champ où la terreur l’avait fait fuir. C’était un chien courageux, mais il n’était pas fait pour s’attaquer à un grand carnivore. Il se mit à gémir en léchant la tête de sa compagne.
Le biologiste ramassa les restes du chien et se dirigea vers le laboratoire.
« Vous ne la sauverez pas, dit Hafner d’un ton morose. Elle est morte.
— Mais les chiots sont vivants et nous aurons besoin d’eux. Les rats ne vont pas disparaître simplement parce que les tigres ont fait leur apparition. »
La tête ballottait mollement sur son bras et le sang trempait ses vêtements tandis qu’Hafner le suivait sur la colline.
« Nous sommes ici depuis trois mois, dit brusquement l’administrateur. Les chiens n’y sont que depuis deux mois. Et pourtant, ce tigre était adulte. Comment expliquez-vous ça ? »
Marin se courba sous le poids du chien. Hafner ne pourrait jamais comprendre la profondeur de son désarroi. Toutes ses notions de biologie étaient bouleversées. Que signifiait l’évolution ? C’était l’histoire de la vie organique sur un monde particulier. Hors de ce monde, elle n’avait peut-être plus de sens.
Il y avait encore bien des choses que l’homme ignorait sur lui-même déjà, zones obscures de son savoir que la théorie devait laisser de côté. Pour les autres créatures, son ignorance était parfois sans limite.
La naissance était une chose simple, qui se produisait sur d’innombrables planètes. De doux herbivores, de féroces carnivores, les animaux les plus incroyables donnaient naissance à leurs petits. C’était un phénomène sans cesse recommencé, les jeunes grandissaient, devenaient adultes et se reproduisaient à leur tour.
Il se souvint de cette soirée passée dans le laboratoire. C’était un hasard – et s’il n’avait pas été là et n’avait pas été témoin de ce qui s’était passé ? Ils en sauraient sans doute encore moins.
Il expliqua soigneusement les choses à Hafner. « Si la probabilité de survie est forte et s’il y a une grande disparité de taille, alors les jeunes ne sont pas des jeunes. Ils naissent adultes et pleinement maîtres de leurs fonctions ! »
À un taux inférieur à celui prévu, la colonie progressa. Les récoltes hâtives furent laissées de côté et des plantations plus diversifiées semées. On construisit de nouveaux bâtiments et les provisions qu’ils abritaient furent largement étalées pour pouvoir être inspectées plus facilement.
Les chiots survécurent et atteignirent l’âge adulte dans l’année. Convenablement dressés, ils furent lâchés dans les champs et se joignirent aux autres chiens. La bataille contre les rats était permanente mais ils étaient tenus en lisière ; cependant, ils causaient toujours des dommages considérables.
L’animal originel, dont la forme ne s’était pas modifiée, développa un appétit pour les isolants électriques. Il n’y avait pas d’autre protection que de faire toujours circuler le courant. Et même ainsi, il y avait de désagréables coupures jusqu’à ce que le court-circuit soit repéré et la carcasse calcinée ôtée. Les véhicules devaient être hermétiquement clos ou gardés dans des bâtiments à l’épreuve de la vermine. Si les fléaux ne se multipliaient pas, il n’était pas non plus possible de les éliminer.
Il y eut une invasion de tigres, mais c’étaient de gros animaux faciles à abattre. Ils chassaient la nuit et il fallut assigner à nouveau des tours de garde aux colons. Là où les projecteurs ne portaient plus, les infrarouges entraient en action. Si rapides que fussent les tigres, leur mort l’était encore plus. Les colons, ne perdirent plus un seul chien, après le premier.
Les tigres changèrent, mais en gardant le même aspect. Extérieurement, c’étaient de gros carnassiers vigoureux. Mais, au fur et à mesure du massacre, Marin remarqua un fait étonnant – la structure de leurs organes internes marquait une régression.
Le dernier qu’on lui apporta à examiner était l’équivalent d’un chaton nouveau-né. L’estomac minuscule était plus approprié à la digestion du lait qu’à celle de la viande. Qu’il ait pu avoir assez d’énergie pour mouvoir ses grands muscles tenait du miracle. Mais il avait bondi pendant quinze minutes meurtrières avant d’être abattu. On n’eut à déplorer aucune perte, mais l’infirmerie ne désemplit pas pendant quelque temps.
Ce fut le dernier tigre qu’ils abattirent. Ensuite, les attaques cessèrent.
Les saisons passèrent sans qu’il arrive du nouveau. La civilisation spatiale, ou même ce fragment de civilisation que représentait la colonie, était-elle trop pour la créature que Marin avait maintenant baptisée « l’Omnimal » ? Un passé cataclysmique lui avait donné naissance, mais elle était incapable de s’adapter au défi d’un environnement plus féroce encore.
C’est du moins ce qu’il semblait.
Trois mois avant l’arrivée des nouveaux colons, un autre animal fut détecté. De la nourriture avait disparu des champs. Ce n’était pas un nouveau tigre : ceux-ci étaient carnivores. Ni des rats, car les vignes étaient dépouillées d’une manière impossible pour des rats.
La nourriture n’avait pas d’importance. Les réserves étaient suffisantes. Mais si le nouvel animal était le signe avant-coureur d’un nouveau fléau, il fallait le connaître pour savoir comment lutter.
Les chiens ne servaient à rien. L’animal rôdait dans les champs qu’ils gardaient sans qu’ils l’attaquent, sans même qu’ils aboient.
Les colons durent de nouveau monter la garde, mais l’animal les éludait. Ils patrouillèrent pendant une semaine, sans l’apercevoir une seule fois.
Hafner les rappela et installa un système d’alarme dans le champ favori de l’animal. Celui-ci détecta le système d’alarme et transporta la sphère de ses opérations dans un terrain où aucune alarme n’avait été installée.
Hafner s’entretint avec l’ingénieur qui mit au point une alarme thermosensible. On l’enterra dans le premier champ et le vieux système fut installé ailleurs.
Deux nuits plus tard, juste avant l’aube, l’alarme était déclenchée.
Marin rejoignit Hafner hors du campement. Tous deux étaient armés et à pied : le bruit d’un véhicule aurait probablement effrayé l’animal. Ils décrivirent un cercle pour s’approcher du champ par-derrière. Dans le camp, tous étaient alertés. Si Marin et Hafner avaient besoin d’aide, les autres étaient prêts.
Ils rampèrent silencieusement dans les fourrés. L’animal se nourrissait dans le champ, sans bruit, mais ils l’entendaient quand même. Les chiens n’avaient pas aboyé.
Ils gagnèrent quelques centimètres de plus. Le soleil bleu de Bocage se mit à briller et éclaira leur proie de plein fouet. Hafner laissa tomber son fusil. Puis il serra les dents et le reprit.
Marin lui posa la main sur le bras. « Ne tirez pas, chuchota-t-il.
— C’est moi l’administrateur et je dis que cette chose est dangereuse.
— Dangereuse, oui, dit Marin, toujours chuchotant. C’est pour cela qu’il ne faut pas tirer. Elle est plus dangereuse que ce que vous croyez. »
Hafner hésita et Marin continua. « L’omnimal n’était plus compétitif dans le nouvel environnement et il créa les souris. Nous avons stoppé les souris et il a répliqué avec les rats. Nous repoussons les rats et il produit les tigres.
« Le tigre n’était pas grand-chose pour nous et tout s’est apparemment arrêté. Mais en apparence seulement. Un autre animal était en formation, celui que vous voyez ici. Il fallut deux ans à l’omnimal pour le créer – comment, je n’en sais rien. Sur Terre, son évolution a pris un million d’années. »
Hafner n’avait pas baissé son arme et ne paraissait pas décidé à le faire. Il gardait l’œil fixé sur le viseur.
« Vous ne voyez donc pas ? insista Marin. Nous ne pouvons pas détruire l’omnimal. Il est sur Terre maintenant et sur les autres planètes, dans les profondeurs des caves et des entrepôts de nos grandes cités, sous l’apparence d’un rat. Et nous n’avons jamais été capables d’exterminer nos rats terrestres, comment pourrons-nous exterminer l’omnimal ?
— Raison de plus pour nous y mettre tout de suite », dit Hafner d’une voix résignée.
Marin abaissa de force le fusil. « Est-ce que leurs rats sont plus efficaces que les nôtres ? demanda-t-il d’un ton contenu. Qui l’emportera, notre vermine ou la leur ? Ou les deux vont-elles faire la paix et s’associer, se mélanger pour lutter contre nous ? Ce n’est pas impossible : l’omnimal en est capable, si l’union des deux espèces offre le meilleur facteur de survie.
« Vous ne voyez toujours pas ? C’est une progression. Après le tigre, c’est ça. Si cette évolution échoue, si nous l’abattons, quelle sera la création suivante ? Je crois que nous pouvons nous mesurer à cette créature-ci. C’est ce qui vient après que je ne veux pas voir. »
La créature les entendit. Elle releva la tête et regarda autour d’elle. Elle recula lentement et battit en retraite vers le bois le plus proche.
Le biologiste se redressa et appela doucement. La créature trotta vers les arbres et disparut sous leur ombre.
Les deux hommes reposèrent leur arme. Ils s’approchèrent ensemble du bois, les mains tendues en évidence pour montrer qu’ils n’avaient pas d’armes.
Il vint à leur rencontre. Nu, car il ne connaissait pas encore le vêtement. Et il n’avait pas d’armes. Il cueillit une grosse fleur blanche sur un arbre et la tendit sans un mot en signe de paix.
« Je me demande comment il est fait, dit Mann. Il paraît adulte, mais peut-il l’être vraiment ? Qu’est-ce qu’il a dans le corps ?
— Moi, c’est ce qu’il a dans la tête qui m’inquiète », soupira Hafner.
Cela ressemblait beaucoup à un homme.
Traduit par Françoise Serph.
Student Body.
© Galaxy Publishing Corp., 1953. Publié avec l’autorisation de l’Agence Ackerman (Hollywood) et de l’Agence Renault-Lenclud (Paris).
© Librairie Générale Française, 1982, pour la traduction.